Le coup d’Etat comme une « grâce de Dieu »

« La grâce de Dieu ! ». Recep Tayyip Erdogan, qualifiait dans ces termes, quelques heures après son déclenchement, le coup d’Etat du 15 juillet. En effet ce putsch avorté, qui le visait principalement, est devenu une aubaine pour lui. Il lui a permis de déclencher une vaste opération d’éradication de la communauté Gülen, ses frères ennemis, sans distinguer entre putschistes et sympathisants. Ce dont il rêvait de le faire depuis des mois mais n’y arrivait pas à cause des lois. Des dizaines de milliers de personnes soupçonnées d’avoir un lien quelconque avec cette communauté religieuse aux facettes multiples et troublante sont arrêtées ou licenciées, leurs biens confisquées, souvent sans aucune décision de justice, par une simple décision administrative ou par décret-loi. Mais la répression ne s’est pas arrêtée là. Deux mois après le coup d’Etat avorté, le pouvoir d’AKP utilise pleinement l’effet d’aubaine de l’état d’urgence décrété le 20 juillet pour trois mois, pour réprimer l’opposition kurde et plus généralement tous les suspects ordinaires des pouvoirs autoritaires, écrivains, journalistes, enseignants, avocats, militants des droits de l’homme. Un régime de contre-coup d’Etat s’est mis en place et s’installe dans la durée. Il est presque certain que l’état d’urgence sera prolongé à son échéance le 19 octobre 2016.

Devant cet effet d’aubaine du putsch avorté, plusieurs observateurs, notamment à l’étranger, continuent à penser que ce coup était s’agissait d’une mise en scène du pouvoir pour parfaire la réalisation du projet de faire fusionner l’Etat et l’AKP et donner les pleines pouvoirs au chef de l’Etat. Naturellement les membres de la communauté Gülen, en mobilisant leurs réseaux de relation tentaculaires, continue à faire campagne dans ce sens à l’étranger. « A qui profite le crime ? », entend-on dire souvent pour trouver les vrais organisateurs de ce « putsch d’amateur »? 

Les choses sont bien plus compliquées. Primo, il y a eu véritablement un crime sanglant et le coup d’Etat n’était pas une mise en scène. Secundo, profiter d’un effet d’aubaine ne signifie pas forcément que le bénéficiaire en soit l’instigateur. 

Manifestement des officiers et des civils en relation avec la communauté Gülen ont fomenté un putsch avec la participation des officiers qui n’ont aucun lien avec cette communauté. Les putschistes n’ont pas réussi à entrainer beaucoup de monde avec eux ou ont été trahis au dernier moment. La préparation de l’opération semble avoir fuité douze heures avant le passage à l’acte. D’où sa précipitation qui donne l’impression d’une organisation des Pieds Nickelés. 

La publication par le gouvernement au lendemain du 15 juillet des listes toute prête contenant le nom de milliers de fonctionnaires suspendus ou arrêtés serait-elle la preuve de la préparation par le pouvoir de l’après-putsch avortée ? Quand on remonte à la période antérieure au coup d’Etat et l’on reconstitue l’historique de la guerre ouverte qui perdure depuis plus de deux ans entre le mouvement Gülen et le gouvernement, on s’étonne moins de l’existence de telles listes de licenciements toute prêtes et on comprend mieux les raisons du passage à l’acte des putschistes. Depuis la tentative de déstabilisation du gouvernement d’AKP et d’Erdogan lui-même par une vaste opération anti-corruption préparée par des policiers et des procureurs en relation avec la communauté Gülen, le pouvoir avait entrepris un nettoyage dans la police et la justice. En automne 2015 le procureur d’Ankara avait ouvert une enquête contre « l’organisation terroriste de Fetullah » (le prénom du prédicateur fondateur de cette communauté) et quelques jours avant le coup d’Etat, il avait déposé son acte d’accusation attribuant plusieurs crimes aux 73 membres de cette communauté : organisation de procès fallacieux, livraisons des questions des concours publics aux fidèles, blanchiment d’argent, écoutes illicites, etc…Enfin, il était devenu de notoriété publique début juillet que lors de la réunion annuelle du Conseil Supérieure Militaire au début du mois d’août 2016, entre mille cinq cents et deux mille officiers et quelques dizaines de généraux allaient être exclus de l’armée. Les services secrets turcs avaient fourni au gouvernement et à l’état major, une longue liste de militaires suspects d’être en lien avec les Gülénistes.

Manifestement les putschistes ont voulu prendre les devants. Avaient-ils eu l’aval de Fethullah Gülen résidant depuis 1979 aux Etats-Unis ? Le gouvernement affirme détenir les preuves. Il faut attendre les actes d’accusation et l’ouverture des procès pour savoir un peu plus. Les multiples révélations instillées par la police et la justice aux média proche du pouvoir sont à prendre avec des pincettes. Mais il existe aujourd’hui suffisamment de preuves pour affirmer que des officiers et quelques civils « gülénistes » constituaient sinon le cerveau au moins l’ossature de ce putsch.   

En revanche, on peut raisonnablement penser que le gouvernement s’attendait que le mouvement Gülen réagisse préventivement aux purges et aux arrestations, qui étaient fatales pour sa stratégie d’infiltration des appareils stratégiques de l’Etat qu’il avait pu poursuivre, en collaboration avec les gouvernements AKP, jusqu’en 2014. Il est aussi fort possible qu’entre le vendredi autour de 15h où le coup d’Etat semble avoir fuité aux services secrets et le passage à l’acte précipité des putschistes le même jour vers 21h, il y a eu des négociations entre le haut commandement militaire, le chef de services secrets et les chefs des putschistes. Il est inimaginable que le président de la République ne soit pas mis au courant de ces négociations et que voyant la faiblesse du soutien aux putschistes dans l’armée a refusé de répondre aux revendications des putchistes. Le passage à l’acte désespéré de ces derniers à une heure improbable renforce cette dernière hypothèse.

L’opération d’épuration contre les Gülénistes, dans l’armée, dans les administrations publiques, dans la société civile et dans le monde des affaires était prête avant le coup d’Etat avorté. La possibilité de la mettre en œuvre immédiatement et massivement, sans aucune entrave administrative et juridique, a été perçu par Erdogan comme « la grâce de Dieu », une fois rassuré que le putsch est bien avorté.

Mais l’effet d’aubaine du coup d’Etat avorté, dans un régime déjà autoritaire, est de rendre le pouvoir encore plus autoritaire. En transformant immédiatement les raisons justifiant la promulgation de l’état d’urgence en une campagne de lutte contre le terrorisme aux frontières bien floues, le pouvoir a déclenché une chasse aux sorcières qui a touché pour le moment environ cent mille personnes et dont le cercle des victimes s’élargit de jour en jour. Nous sommes exactement dans l’état que décrit Giorgio Agamben dans son livre L’Etat d’Exception : « L’état d’exception est un seuil d’indétermination entre l’absolutisme et la démocratie ». Le risque de la transformation de cet état de l’exception à la règle n’est pas marginal. 

Les putschistes, ceux qui sont passés en action et ceux qui les ont encouragés pour agir ainsi sont deux fois condamnables. D’abord pour le crime qu’ils ont commis en fomentant un coup d’Etat contre un gouvernement légitime, tirant sur le peuple, tuant 240 personnes mais aussi pour avoir créé cet effet d’aubaine pour le renforcement de l’autoritarisme islamo-conservateur. Tayyip Erdogan a dû certainement voir dans le coup d’Etat avorté une immense opportunité pour avancer son projet de fondation d’« une nouvelle Turquie ». Mais s’il s’agit bien d’une grâce de Dieu, elle risque aussi d’être fatale aux bribes de démocratie qui reste dans ce pays.